Cicatriser les fissures dans les ouvrages de béton à l’aide de bactéries ?
Cette idée peut sembler étonnante. Pourtant, c’est ce à quoi s’affaire l’équipe de recherche menée par Richard Gagné, professeur titulaire au Département de génie civil et génie du bâtiment de l’Université de Sherbrooke et codirecteur du Centre de recherche sur les infrastructures en béton (CRIB).
Tous les ouvrages d’infrastructures de génie civil développent inévitablement des fissures au fil du temps : « C’est normal que le béton armé développe quelques fines fissures, rappelle d’entrée de jeu M. Gagné, mais certaines sont anormales et ouvrent la porte à la pénétration d’eau et d’ions de chlore ».
Ces infiltrations d’eau peuvent alors engendrer des problèmes de corrosion des aciers d’armature ou des problèmes d’étanchéité dans les voutes des tunnels de métro, par exemple. Devant cette problématique, il semblait intéressant de concevoir une nouvelle technique pour réparer les fissures dans les infrastructures de génie civil, comme les barrages, les centrales hydroélectriques, les voutes de tunnel, ou encore les culées de pont.
Fini, les résines
Ordinairement, des produits comme la résine polyuréthane ou la résine époxy sont utilisés afin de colmater les fissures dans les ouvrages de béton. « Ces approches-là ne sont pas nécessairement durables à très long terme, soutient Richard Gagné. Nous, on essaie de trouver une autre approche plus permanente et qui soit moins nocive pour l’environnement. »
La solution du CRIB ? Injecter dans les fissures un « milieu nutritif » sous la forme d’un liquide dans lequel résident des bactéries bien précises, sélectionnées par les scientifiques. Ce même liquide contient aussi de la nourriture pour permettre aux bactéries de se nourrir et de se multiplier, pour éventuellement le transformer en pierre calcaire permettant de boucher la brèche.
« Le milieu nutritif, c’est comme un lunch pour les bactéries. Quand elles voient cela, elles sont très emballées, très actives parce qu’elles ont tout ce qu’il faut pour manger et fonctionner », illustre l’ingénieur. Ainsi, les bactéries se transforment en petits cristaux de pierre calcaire à l’intérieur de la fissure pour la colmater.
« Des bactéries, ç’a l’air petit, mais quand on les dorlote et qu’on les fait travailler dans des conditions qui sont idéales pour elles, c’est assez étonnant la quantité de travail qu’elles peuvent faire », explique-t-il.
Le mariage parfait
Le défi pour Richard Gagné et son équipe réside dans la recherche du bon milieu nutritif et des bonnes bactéries afin de créer le mélange parfait pour transformer ces micro-organismes en pierre calcaire. Le chercheur y travaille depuis dix ans, visant à ce que cette transformation se fasse en l’espace de quelques semaines. Cela semble être un véritable tour de force considérant que la pierre calcaire prend des milliers d’années, voire plusieurs millions d’années pour se former dans la nature.
Du côté des bactéries utilisées dans le procédé, on sait qu’elles doivent être alcalinophiles, car le pH du béton s’élève à 9, 10, 11 ou 12 unités. En ce qui concerne le milieu nutritif, il est grosso modo composé de beaucoup d’eau, de lactate de calcium – un sous-produit de l’industrie laitière – et d’autres éléments mineurs. « Dans le lactate de calcium, il y a du carbone et du calcium, explique le professeur. La bactérie va s’en nourrir, ce qui va libérer le CO2 qui réagit avec le calcium pour se transformer en carbonate de calcium. »
Au cours de ce processus, la bactérie va s’entourer d’une coque de pierre calcaire. « C’est comme une coquille de tortue, indique Richard Gagné. Le milieu se remplit donc de petites coques de pierre calcaire et ça s’empile jusqu’à ce que ça bouche la fissure. »
Trouver la bonne recette
Dans le but de s’assurer que les bactéries choisies évoluent convenablement dans la fissure à colmater, les scientifiques en ont prélevé à même les brèches à réparer. Muni de coton-tige, Richard Gagné a effectué des frottis dans plusieurs fissures des voutes de tunnels du métro de Montréal. Par la suite ont été sélectionnées, parmi ce consortium de bactéries, celles pouvant produire de la pierre calcaire.
« On prend des bactéries qui sont autochtones, c’est-à-dire qui proviennent de la fissure qui doit être colmatée, explique-t-il. Elles sont habituées de vivre dans ce milieu- là, à l’humidité et à la température de l’endroit où se trouve le béton. » À partir de cet échantillon de bactéries, on choisit celles qui sont capables de métaboliser le lactate de calcium pour produire de la pierre calcaire dans le but de les réutiliser.
Dans un consortium de bactéries, il est possible de retrouver près d’une dizaine de types de bactéries capables de colmater la fissure. Ce ne sont cependant pas les mêmes bactéries qui travaillent au fond et à l’ouverture de la fissure. « Au lieu d’envoyer juste des ailiers avant pour gagner une partie de hockey, tu envoies toute une troupe avec des forces différentes, illustre Richard Gagné. Selon les circonstances, c’est la bactérie la plus adaptée qui agira. »
L’utilisation des bactéries fait des petits
Le métro de Montréal est un endroit idéal pour utiliser cette nouvelle technique, croit le professeur, puisque c’est un milieu humide, une condition essentielle pour la réussite du colmatage. La direction de la Société de transport de Montréal (STM) s’est d’ailleurs montrée intéressée à explorer l’utilisation de ce procédé pour l’imperméabilisation des voutes de tunnel. « Le métro de Montréal essaie avec des produits d’uréthane et de l’époxy, mais il y a des fissures où ça ne fonctionne pas bien. Alors ils cherchent d’autres solutions », souligne Richard Gagné.
Advenant la commercialisation de cette nouvelle technique, le chercheur voit plusieurs avantages à l’utilisation des bactéries dans la réparation des infrastructures de génie civil. D’abord, le cout serait beaucoup moins élevé que celui pour les résines polyuréthane et époxy présentement utilisées. Autre avantage, la pierre calcaire est très durable en plus d’être beaucoup moins nocive pour l’environnement que les produits de résine.
Les bactéries ont tout de même quelques désavantages. Par exemple, en milieu plus sec, comme sur le tablier d’un pont qui est exposé au soleil, le produit ne fonctionnerait pas. Autre aspect important : la fissure doit avoir une ouverture qui mesure entre 100 microns et deux à trois millimètres. Notons aussi que, s’il fait froid, les bactéries iront en dormance et ne pourront faire le boulot de transformation.
« On ne dit pas tout ce qu’on connait, conclut Richard Gagné. On sait quel genre d’entreprise serait intéressé à ce type de produit. On est à la recherche de partenaires. Ce n’est pas encore breveté, mais on espère se rendre là un jour. »
La bactérie, aussi petite soit-elle, fait un travail colossal. Celle-ci mesure entre trois et quatre microns de diamètre, un micron équivalant à un centième de millimètre. Pourtant, la coque de pierre calcaire se formant autour d’elle est visible à l’oeil nu. Cette dernière, qui ressemble à un petit cristal allongé, possède de trois à quatre fois la grosseur du grain de riz.
Cet article est tiré du Supplément thématique – Infrastructures et grands travaux 2021. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !
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