La crise des opioïdes fait rage, alertant les autorités de santé publique de partout au pays. Les surdoses s’accumulent et n’épargnent surtout pas les travailleurs de la construction. Tour d’horizon franc pour une réponse ferme à la crise.
La situation est si préoccupante que l’Ontario a d’ailleurs rendu obligatoire – une première en son genre en Amérique du Nord – la présence d’une trousse de naloxone (antidote à une surdose aux opioïdes) sur les lieux de travail à risque qui ont été identifiés, dont les chantiers de construction. Pas moins de 428 de leurs travailleurs ont en effet perdu la vie en raison d’une surdose aux opioïdes, entre 2017 et 2020, selon l’Ontario Drug and Policy Network. En 2020, ces travailleurs de la construction représentaient 30 % des travailleurs décédés des suites d’intoxication. Le ton de la crise est donné.
Chantiers à risque
Les statistiques ontariennes ne font guère sursauter Isabelle Fortier et Christopher Kucyk, formateurs pour le programme en réduction des méfaits aux opioïdes PROFAN 2.0 et guidés par un mandat provincial émis par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec : « Nous ne sommes pas du tout surpris », admettent-ils en choeur. Le profil du consommateur d’opioïdes issu du domaine de la construction en serait un fréquemment observé, selon eux. Sur le terrain, un certain constat se dégage donc. Mais qu’en est-il des données officielles ?
Aucune statistique n’est disponible quant à la consommation d’opioïdes qui concerne spécifiquement les travailleurs de la construction au Québec. Néanmoins, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) donne le ton quant à la situation globale dans la province : pas moins de 319 décès attribuables à une intoxication certifiée aux opioïdes sont rapportés en 2020. La situation est toujours surveillée de près par l’INSPQ, qui note une augmentation du nombre de décès reliés à une intoxication suspectée aux opioïdes ou autres drogues depuis le printemps 2022. Entre avril 2022 et mars 2023, plus de 535 d’entre eux ont été répertoriés.
Les travailleurs de la construction québécois pourraient bien être, à l’instar de leurs confrères ontariens, surreprésentés dans les statistiques. Une question de prédisposition, selon Christopher Kucyk : « Le milieu de la construction, c’est un milieu très exigeant. Les travailleurs sont vulnérables aux grosses douleurs, donc à la consommation d’opioïdes, prescrits ou pas et qui, à la base, sont un anti-douleur. »
Le hic ? Ils sont très susceptibles d’entraîner une consommation problématique, met en garde Santé Canada. Ces médicaments d’ordonnance – oxycodone, morphine, hydromorphone, fentanyl, codéine et méthadone – provoquent, en effet, un état d’euphorie et présentent un taux élevé de déviation de leur usage premier. À cela s’ajoute une forte dépendance physique, avertit l’organisme. L’utilisateur qui y a recours pour soulager sa douleur présente un risque accru de développer une dépendance et de se tourner vers le marché noir pour entretenir sa consommation.
Ces médicaments d’ordonnance persistent effectivement à se retrouver en dehors du circuit légal, malgré un premier signal d’alarme des autorités publiques ayant mené à une restriction de leur émission en 2010. Ils côtoient les purs opioïdes de rue, dont le tristement médiatisé et hautement mortel fentanyl, qui s’infiltre maintenant dans plusieurs substances de rue. « Le fentanyl présent sur le marché noir se retrouve dans toutes les drogues, dont le crack, la cocaïne et la MDMA, par contamination croisée ou comme coupe dans la drogue pour rendre les consommateurs accros à leur insu », explique Christopher Kucyk. En d’autres mots, les opioïdes sont partout, même là où on ne les attend pas : « Les gens qui en consomment ne sont même pas au courant », fait remarquer l’intervenant. La présence sournoise de fentanyl dans un large spectre de drogues de rue rend la consommation de celles-ci extrêmement à risque, même pour le consommateur occasionnel ou « modéré », tenons-nous le pour dit. Les surdoses mortelles répertoriées aux opioïdes en général s’enchaînent en raison d’une à deux par jour au Québec, causant plus de décès que les accidents de la route.
Agir concrètement
En Ontario, le Programme pour la naloxone sur le lieu de travail a cours depuis juin dernier seulement. En attendant que Québec ne fasse de même, il est possible d’agir dès maintenant. Un programme de distribution de trousses de naloxone à la grandeur de la province est notamment en place pour quiconque voudrait s’en procurer une. Elles sont distribuées gratuitement et sans prescription médicale dans toutes les pharmacies du Québec. « Rendre la naloxone accessible sur les lieux de travail, faire part aux employés qu’il y a des trousses disponibles et faire de la sensibilisation, c’est déjà un pas dans la bonne direction », souligne Isabelle Fortier.
Au moyen d’une politique interne sur la santé et la sécurité au travail, l’employeur peut également en rendre la présence obligatoire dans des lieux identifiés et accessibles ainsi que fournir aux employés une formation sur la reconnaissance des symptômes associés à une surdose aux opioïdes et d’administration de la naloxone. Des tutoriels sont par ailleurs disponibles sur le site web de l’INSPQ. « Ensuite, poursuit Isabelle Fortier, il s’agit de leur offrir du soutien psychologique ou médical. »
Un programme d’aide pour les employés peut aussi constituer un atout préventif. Certains employeurs ont emboîté le pas en misant sur un échange gagnant : la minière Elk Valley Coal a ainsi invité ses employés à déclarer tout problème de consommation de drogues pour ensuite, le cas échéant, les diriger vers un programme d’aide, pouvait-on déjà lire dans une édition antérieure du magazine Santé et sécurité au travail. Les politiques internes et la législation partout au pays – toute industrie confondue – mettent la table pour prévenir les situations à risque liées à l’usage de substances, favoriser la réhabilitation de l’employé et même assurer sa sécurité d’emploi. Elles ne suffisent pourtant pas, à elles seules, à enrayer les surdoses, mortelles ou pas, comme en a fait foi l’hécatombe qui s’est abattue sur les travailleurs de la construction de l’autre côté de la frontière.
Rappelons-le, les travailleurs de la construction sont parmi les plus touchés par la crise des opioïdes. La prévention débute par une véritable ouverture face à leur consommation, hypothétique ou non, tiennent à rappeler Isabelle Fortier et Christopher Kucyk.
L’industrie de la construction a toujours bâti son succès sur le travail d’équipe; jamais, en effet, un chantier n’a été tenu à bout de bras par un seul homme. C’est sur cette force d’équipe qu’elle doit miser dès maintenant pour faire face à la crise, croient les intervenants.
Cet article est tiré du Supplément thématique – Santé et sécurité 2023. Pour un accès privilégié à l’ensemble des contenus et avant-projets publiés par Constructo, abonnez-vous !
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