L’octroi de contrats de services professionnels par des corps publics se voit fréquemment régi par des processus d’appels d’offres impliquant des systèmes d’évaluation par pointage. L’émergence récente de ces systèmes d’évaluation s’explique notamment par le fait que, depuis quelques années, les municipalités sont obligatoirement tenues en vertu des lois qui les régissent, de recourir à ce type de processus pour certains contrats de services. Avec l’entrée en vigueur à l’automne 2008 de la Loi sur les contrats des organismes publics ainsi que des règlements adoptés sous son égide, ce sont dorénavant la grande majorité des corps publics qui sont tenus, pour les contrats de services d’envergure, de procéder à des appels d’offres impliquant des systèmes d’évaluation par pointage.
Bien que ces systèmes d’évaluation laissent une plus grande latitude au décideur que les systèmes traditionnels basés uniquement sur le prix, les décisions rendues par les comités d’évaluation demeurent révisables devant les tribunaux lorsque les circonstances le justifient. Le jugement rendu récemment par la Cour d’appel dans l’affaire Ville de Saguenay c. Les Évaluations B.T.F. inc. vient d’ailleurs confirmer ce principe. Rappelons que le jugement de première instance rendu dans cette cause a été rapporté dans une chronique antérieure publiée en avril 2007.
Rappel des faits et du jugement de première instance
La poursuite en première instance fut logée par Les Évaluations B.T.F. inc. (ci-après « BTF »). Aux termes d’un appel d’offres pour l’octroi d’un contrat de services relatif à l’évaluation foncière lancé par la Ville de Saguenay (ci-après la « Ville »), celle ci adjuge le contrat en faveur de L’Immobilière, société d’évaluation conseil inc. (ci-après « L’Immobilière »). Selon BTF, L’Immobilière aurait dû être éliminée aux termes du processus d’évaluation annoncé au motif qu’elle n’aurait pas dû obtenir un pointage suffisant pour passer à la deuxième étape d’évaluation. La poursuite en dommages pour un montant excédant 3 millions $ sera dirigée tant contre la Ville qu’à l’encontre de L’Immobilière.
Quant au processus d’appel d’offres en question, celui ci avait été lancé conformément aux dispositions de la Loi sur les cités et villes. Il comportait deux étapes successives, dont la première consistait à évaluer la qualité de chaque offre sans tenir compte du prix. Dans le cadre d’une première étape comportant une évaluation de qualité en fonction de critères préalablement définis et annoncés, le comité de sélection était ainsi appelé à noter chaque concurrent. La note minimale de passage globale pour passer à l’étape d’évaluation du prix se situait à 70 %. Les critères d’évaluation annoncés comportaient un pointage maximal. Suivant la grille d’évaluation, la note de 60 % signifiait que le soumissionnaire répondait en tous points au niveau de qualité recherché pour le critère évalué.
Appelé à revoir tout le processus, le juge de première instance saisi du dossier en était venu à la conclusion que pour quatre des sept critères d’évaluation annoncés, le comité de sélection n’avait pas appliqué l’échelle d’attribution de pointage annoncée ou à tout le moins avait fait preuve d’un manque de rigueur flagrant en attribuant les points. Aussi le juge en vient-il à la conclusion que si l’évaluation avait été faite correctement, L’Immobilière n’aurait pas obtenu la note de passage globale minimale de 70 % nécessaire pour passer à la deuxième étape d’évaluation impliquant une pondération de son prix. Le même juge en vint de plus à la conclusion que les déclarations accompagnant la soumission de L’Immobilière comportaient des fausses déclarations, notamment sur les diplômes détenus par son personnel et sur leur expérience antérieure. Ces constats permirent au juge de première instance de condamner in solidum, tant la Ville que L’Immobilière à indemniser BTF pour la perte des profits escomptés sur le contrat fautivement auxquels furent ajoutés des dommages additionnels pour perte de profitabilité de l’entreprise.
La décision en appel
Bien qu’un des trois juges de la Cour d’appel soit dissident, les deux autres juges confirmeront le jugement rendu par la Cour supérieure. La Cour d’appel signale que la discrétion du comité de sélection dans l’évaluation des critères se trouve encadrée, non seulement par la loi et par les documents d’appel d’offres, mais aussi dans le guide qui fut préparé par la Ville à l’intention de son comité. La Cour ajoutera :
1. Tenant compte des termes prévus dans ces trois sources d’encadrement, les soumissions devaient dans le cas présent être évaluées séparément pour l’ensemble des critères sans les comparer entre elles et encore moins en les comparant critère par critère.
2. En l’espèce, tous les critères devaient être communiqués aux soumissionnaires par écrit et par conséquent le comité de sélection ne pouvait se fonder que sur des critères ou exigences énoncés dans les documents d’appel d’offres et donc connus de tous les intéressés.
3. À propos du guide soumis au comité pour les guider, lequel guide s’inspirait d’un modèle préparé par le Conseil du trésor, la Cour signalera qu’il aurait été de mise de nommer les membres du comité de sélection en choisissant au moins une personne connaissant bien le domaine d’expertise visé par le contrat. La Cour critiquera ouvertement l’échelle d’attribution prévue dans le guide qui, selon la Cour, comporte certaines incohérences, puisque suivant cette échelle, une soumission, répondant en tous points au niveau de qualité recherché, ne récolterait que 60 % des points, soit un pointage insuffisant pour accéder à la seconde étape du processus ; le pointage final suffisant étant en effet fixé à 70 %.
4. Cette critique culminera avec la remarque suivante : « Le caractère problématique de la décision du comité n’est que la conséquence inévitable de l’existence de faiblesses majeures dans l’encadrement, par la Ville, de l’exercice de la discrétion du comité. »
5. Aussi, la Cour estime que dans les circonstances, la Ville n’a pas fait preuve de la rigueur qui s’imposait dans la sélection des membres de son comité (aucun ne détenant des connaissances en matière d’évaluation foncière), dans le choix de l’échelle d’attribution, dans l’utilisation du guide et dans la procédure encadrant l’exercice de la discrétion du comité. Les défaillances du processus mis en place par la Ville pour guider et baliser l’exercice du pouvoir discrétionnaire du comité sont telles qu’elles justifient de remettre en question la fiabilité du résultat au point de rendre nécessaire l’intervention de la Cour.
6. La Cour confirmera donc que le juge était bien fondé d’annuler la résolution octroyant le contrat à L’Immobilière et de déclarer la Ville contractuellement responsable des dommages et intérêts envers BTF. Par rapport à L’Immobilière, la Cour maintiendra les conclusions du juge de première instance à l’effet que la soumission de celle ci comportait des déclarations mensongères viciant sa soumission. Elle souligne l’importance pour tout soumissionnaire d’agir en faisant preuve de franchise avec le passage suivant : « Le régime actuel d’appel d’offres pour des services professionnels, avec évaluation de qualité, ne saurait fonctionner efficacement si l’on ne peut entièrement se fier aux déclarations des soumissionnaires. …La franchise est la règle et la sanction ne peut être autre que la non-conformité de la soumission. »
7. Ainsi si la Cour n’hésitera pas à condamner tant la Ville que L’Immobilière à indemniser BTF pour tous les dommages subis par celle ci, le tout totalisant 2 488 361,08 $ plus intérêts et frais.
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