Loi 42 : vers un changement de culture sur les chantiers ?

8 octobre 2024
Par Isabelle Pronovost

Le 27 mars 2024, le gouvernement du Québec adoptait la Loi visant à prévenir et à combattre le harcèlement psychologique et la violence à caractère sexuel en milieu de travail. Cette mesure sera-t-elle suffisante pour dénoncer les comportements innapropriés ?

L’industrie de la construction a malheureusement encore mauvaise réputation en ce qui concerne le climat de travail sur ses chantiers, surtout pour les femmes et les personnes issues de la diversité qui témoignent être confrontées à plusieurs difficultés. Plusieurs rapportent que l’environnement y est parfois sexuellement très chargé. Des comportements déplacés ont été relatés, tels que des travailleurs qui dessinent des graffitis explicites, qui tapissent les roulottes d’affiches érotiques, qui regardent des films à contenu pornographique pendant la pause du dîner, ou qui installent une caméra dans les toilettes des femmes. C’est notamment pour tenter d’assainir ce type de milieu que la loi 42 a été adoptée le printemps dernier.

 

Une politique plus détaillée

La loi 42 a pour effet de modifier certaines lois existantes. Elle ajoute notamment à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles une définition des violences à caractère sexuel, en plus de faciliter la reconnaissance d’une lésion professionnelle lorsque ces violences se produisent « à l’occasion du travail » (par exemple, durant un événement organisé par l’employeur).

 

Jade Payer, une chargée de projets au Groupe Axiomatech. Crédit : Gracieuseté

 

Des changements sont aussi apportés à la Loi sur les normes du travail ; la loi 42 vient préciser ce qu’un employeur doit inclure dans sa Politique de prévention et de prise en charge du harcèlement, laquelle est obligatoire depuis 2019. Une initiative que voit d’un bon oeil Jade Payer, une chargée de projets au Groupe Axiomatech, qui a auparavant oeuvré une dizaine d’années sur les chantiers à titre de monteuse de structures d’acier. « C’est bien beau dire que tu as besoin d’une politique, mais si tu ne dis pas ce qu’elle doit comprendre, on se ramasse parfois avec un papier vide », souligne-t-elle, en donnant l’exemple d’employeurs qui avaient une approche plutôt simpliste : « On va écrire “tolérance zéro” sur un papier, tu vas signer ça, voici notre politique. » À ce sujet, un modèle à jour de politique de prévention et de prise en charge du harcèlement psychologique est accessible pour les entreprises sur le site Internet de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).

 

Responsabilités de l’employeur

En plus de détailler les éléments devant figurer dans la Politique (les programmes de formation destinés aux salariés, le processus de dépôt et de prise en charge d’une plainte, etc.), la loi 42 spécifie que l’employeur doit prévenir et faire cesser le harcèlement psychologique provenant de « toute personne », y compris les clients et les fournisseurs. Une exigence qui représente un défi aux yeux de la présidente du Groupe Axiomatech, Josée Dufour. En tant qu’entrepreneur général, il est difficile de suivre les employés qu’un sous-traitant embauche. En contrepartie, elle peut déterminer les sanctions qui seront appliquées en cas de transgression de la Politique, qu’il s’agisse de licencier l’individu fautif ou de mettre fin au contrat d’un fournisseur. Elle tente aussi de prévenir les problèmes en amont : « C’est certain que lorsque je crée mes critères de sélection pour les sous-traitants, c’est une des questions que je vais leur poser. “Avez-vous des femmes ? Quels sont vos politiques en matière d’emploi, en matière de harcèlement, etc. ?” »

 

Josée Dufour, Présidente Groupe Axiomatech. Crédit : Groupe Axiomatech

 

Le responsable des affaires publiques à l’Association de la construction du Québec (ACQ), Guillaume Houle, croit que de prévenir les comportements néfastes sera assez simple pour les sous-traitants qui comptent peu de travailleurs. En revanche, il s’avérera plus complexe pour eux de rédiger une politique puisque, contrairement aux plus grosses entreprises, ils ne disposent pas d’un département de ressources humaines. L’ACQ entend cependant leur proposer de l’aide : « On veut offrir à certains employeurs un canevas d’une bonne politique à mettre en place sur les chantiers. On peut les accompagner dans l’élaboration de leur politique aussi pour qu’elle soit spécifique à leur entreprise. »

 

Jade Payer craint toutefois que ces obligations rendent certains employeurs plus récalcitrants à embaucher des travailleuses. « Je pense que ça va décourager encore plus de gens à engager des femmes ou des personnes issues de la diversité, malheureusement, parce qu’ils vont avoir peur d’être sanctionnés encore plus », dit-elle. Ce à quoi Guillaume Houle réplique : « Je vais vous dire quelque chose qui va peut-être vous surprendre, mais la vaste majorité des plaintes à caractère sexuel en 2023 dont nous avons été mis au courant ont été formulées par des hommes à propos de comportements d’hommes. Donc ce n’est pas uniquement et strictement une question de présence de femmes sur des chantiers de construction, mais plutôt une question de savoir-être qui doit être véhiculée. »

 

Changer les mentalités

« Je n’ai pas dénoncé souvent justement, parce que les représailles sont pires que l’acte, en fait », témoigne Jade Payer. La perte d’emploi est une des répercussions que vivent les travailleuses qui portent plainte, témoigne-t-elle. Plus sournoises et difficiles à contrer seraient les conséquences réputationnelles, qui peuvent prendre la forme de rumeurs sur la soi-disant incompétence ou promiscuité sexuelle des plaignantes.

 

Guillaume Houle, responsable des aff aires publiques à l’Association de la construction du Québec (ACQ). Crédit : ACQ

 

En plus des victimes elles-mêmes, la loi 42 prévoit que les personnes qui dénoncent une situation de harcèlement dont elles ont été témoins bénéficient aussi d’une protection contre les représailles. Bien que cette mesure soit bien accueillie, tous les intervenants rencontrés s’entendent pour dire que ce sont surtout les mentalités qui doivent évoluer. « Le fardeau doit s’inverser. Ce sont les gens qui posent ces gestes-là qui doivent se sentir honteux. Et ce sont eux qui doivent sentir qu’ils ont une pression, qu’ils ont un regard posé sur eux », insiste Guillaume Houle.

 

Jade Payer croit que les hommes pourraient devenir des alliés, ne serait-ce qu’en réprimandant les collègues qui tiennent des propos inadéquats. « Quand un gars se fait replacer par un autre gars de son équipe, ça change tout ! », illustre-t-elle, ajoutant : « Je pense que les bons gars ont un grand pouvoir et il faudrait qu’ils apprennent à l’assumer. Il faudrait qu’on les encourage à devenir courageux là-dedans, qu’ils puissent prendre la parole, qu’ils soient peut-être même récompensés quand ils dénoncent ou quand ils aident. »

 

BRISER LA CULTURE DU SILENCE

La direction des entreprises a un grand rôle à jouer pour inciter son personnel à briser la culture du silence, de l’avis de Josée Dufour du Groupe Axiomatech. « Chez nous, depuis trois ans, on a ce qu’on appelle un agent d’intégrité. C’est un(e) employé(e) qui a été choisie parmi ses pairs pour être une personne de confiance. Si les employés ne se sentent pas à l’aise de venir me parler ou de parler à mon associé par exemple, ils peuvent se référer à celle-ci », explique-t-elle. Cette personne, qui a été formée en conséquence, peut arbitrer elle-même les conflits ou rediriger au besoin ses collègues vers le département des ressources humaines.

 

PRÉVENIR À LA SOURCE

Changer les mentalités passe également par la formation qui est donnée dans les écoles de métier, de l’avis de Josée Dufour. Celle qui a enseigné en santé et sécurité pour la licence d’entrepreneur général abordait ces enjeux même s’ils ne faisaient pas partie du cursus scolaire. « Je prenais au moins une heure pour parler des conséquences et de l’importance pour un entrepreneur de mettre en place des politiques fortes, non seulement pour ses employés, mais aussi pour l’image que ça donne. Il n’y a personne qui est intéressé à aller travailler dans un lieu de travail qui est toxique. Le mot se passe, les gens se parlent. Donc à un moment donné, c’est à ton avantage de mettre en place des actions concrètes. »